Du blanc sec pour la morte Adèle

8471-adele-blanc-sec-637x0-1Il me monte aux narines comme le parfum des fleurs qui ont séché entre les pages d'un livre, ou disons-le de bandes dessinées. Alors que la superproduction de Luc Besson est annoncée pour le mois d'avril 2010 (je l'évoque dans cet article-ci), il me revient les émois que j'ai ressentis à la lecture des tout premiers albums des Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec. Un univers mystérieux où une jeune femme joue à Rouletabille, les hommes se prennent pour Dieu et une momie égyptienne incarne la sagesse. Dès son démarrage, en 1976, la série s'affirme en pastiche des romans-feuilletons à la Eugène Sue tels qu'ils foisonnent avant la première guerre mondiale. Dans le Paris post-hausmannien de 1911, Jacques Tardi met en scène une atmosphère des plus réalistes, précisément située dans l'histoire contemporaine. Le décor est soigné, les couleurs sont sales, dans les tons vert et rouge-brun. Le rendu du dessin est une merveille en soi. Les scénarios rocambolesques ne sont pas en reste et tiennent en haleine. Le décrochage s'y effectue en douceur vers un monde fantastique où l'effroi est au rendez-vous. Les cinq premiers tomes de la collection sont des modèles du genre.


...dix-neuvième siècle moribond ou vingtième siècle ?...

La vie ne vaut décidément pas grand chose en cette seconde décennie du vingtième siècle et les poncifsadeleblancsec03lesavantwm3-copie-1 volent en éclats. Depuis la séparation consommée en 1905, la religion n'a plus d'assise dans la société. On ne croit plus en rien sinon aux dieux qu'on invente. La science est le vecteur du progrés humain et les tentations d'émancipation ésotérique prennent conjointement de l'essor. Les chercheurs apprentis-sorciers défient la mort et rêvent à l'équation qui assurerait la survie post mortem. Au gré des séances de spiritisme, les médiums qui émettent des ectoplasmes par la bouche rivalisent avec le téléphone sur le terrain de la communication. Les sectes aux ramifications tentaculaires gangrènent la Troisième République et les revanchards veulent reprendre l'Alsace et la Lorraine en régénérant l'armée d'Alexandre si nécessaire. C'est le premier conflit mondial qui va faire le ménage. Elle asseoit définitivement l'époque comme celle de la machine, éliminant au passage les spiritualités déviantes et rancies.

...une Parisienne sans Dieu ni maître...

AdeleDT4Adèle Blanc-Sec
est une feuilletonniste d'une bonne vingtaine d'année en ce dix-neuvième siècle qui refuse de mourir. Un être à part, marginal. Tout en rondeurs, apparemment non anorexique, fumant de temps à autre et ne rechignant pas à boire un verre seule
, elle est belle. Les femmes la jalousent instinctivement, sans qu'on sache vraiment pourquoi, si ce n'est pour son franc aller. Avec ses cheveux longs, chignon porté haut sur la tête à la mode du siècle, sa silhouette corsetée, le chapeau obligatoire et le parapluie de survie contre les crocodiles qui se lamentent au Jardin des Plantes, elle affole malgré elle les hommes. Par pulsion de désir ou haine irrationnelle, ils semblent éviter d'avoir à la comprendre. La philosophie d'Adèle est sereine et peu contraignante. Libre-pensée la définit assez bien. Elle n'a pas d'attache idéologique. C'est une femme moderne, indépendante financièrement et sentimentalement dans son deux-trois pièces parisien. Sans doute a-t-elle aimé Lucien Ripol, séduisant monte-en-l'air sauvé in extremis de la guillotine et qui meurt à ses pieds, troué d'une balle de revolver dans Adèle et la bête. Dès lors, rien n'est plus pareil. Entouré d'hommes de mains à ses débuts, elle est trahie par chacun d'eux. Elle ne cultive aucune attache visible. Son amie la plus fidèle ? Sans conteste, la momie égyptienne qu'un parent lointain a ramenée d'une expédition et qui lui tire la langue ou se prend les pieds dans les bandelettes dès qu'elle a le dos tourné. Adèle fuit les obligations et méprise la Police qui le lui rend bien. Ignore-t-elle la peur ? Mue par la curiosité, elle attire les événements dramatico-burlesques.

...Paris, l'enfer de la Création...

Dans ce Paris hissé au rang de personnage, dont on sent frémir l'épiderme, le suspense est à son comble queAdèle Paris ce soit dans les Catacombes ou au sommet de la Tour Eiffel. Il ne faut pas s'étonner qu'Adèle se fasse assommer au détour d'une rue, enlever dans tel autre passage ou que le Pont Neuf, tout comme une pyramide du Parc Monceau, recèlent des entrées secrètes. Trafiquée par un dangereux assassin, l'aiguille de la tour de l'horloge de la Gare de Lyon manque de tomber sur notre héroïne. Un train déraille en Gare de Montparnasse dans l'unique but de l'écraser. Même le Titanic est coulé au moyen d'un iceberg téléguidé armé d'un lance-missiles car on la croit à bord. Paris est une scène de premier choix où sévit une faune édifiante de monstres préhistoriques et d'hommes au faciès angélique et à la démence rentrée. C'est le terrain de jeu de la peste inoculée, des savants fous Benhardt2et pithécanthrope, où une star de la scène (Clara Benhardt, ça évoque qui pour vous ?) voit sa beauté se faner à un retour de flamme tandis qu'un commissaire fasciné par le culte de Pazuzu se pavane avec des boucles d'oreille. Parlons-en des autorités policières ! L'inspecteur Caponi qui pourchasse Adèle sans relâche est un parfait crétin qui, quoique honnête, finit à la circulation routière et le détective Simon Flageolet se montre à la hauteur de son nom en se révélant un dandy des plus veules. Des machines volantes sauvent les condamnés à mort et un ptérodactyle s'essaie à planter les taxis dans la Seine. Le résultat visuel est parfois odieux, heureusement désarmorcé par le second degré des dialogues. Les meurtres sanguinolents qui émaillent la série (du sacrifice rituel de jeunes femmes aux malfrats qui s'entretuent en série dans Momies en Folie) sont adroitement contrebalancés par un ton à la fois sentencieux et parodique. Coups de théâtre permanents et calembours (tu seras morte Adèle) jusque dans les noms franchouillards des personnages font bon ménage.

...et Adèle se fait la belle...

grosplanadeleFélicien Mouginot, aimable jeune homme sans histoires, est un spécialiste de la survie après la mort qu'une fois n'est pas coutume, Adèle Blanc-Sec admet dans sa stricte intimité (au moins le temps d'une case dessinée discrètement explicite). C'est grâce à lui qu'elle ressuscite d'entre les morts mais seulement au lendemain de la première guerre mondiale. Car Adèle est morte en 1912 ! (choc difficilement supportable à l'adolescence : on ne peut pas imaginer que l'héroïne succombe, non mais !) et cette parenthèse morbide lui épargne de connaître l'une des plus grosses boucheries de l'Histoire, le vrai début du vingtième siècle qui est aussi la fin de l'espoir en l'homme.

Adele 01    et Adèle   Adele 03    mourut...  Adele 04


Adèle aborde les années folles en se coupant les cheveux. La série noire continue (le neuvième tome de ses aventures est paru en 2007). Elle devient rousse carotte, sa silhouette et son visage s'alourdissent. Elle est laide. Tardi ne l'aime plus. Caricature mais plus que jamais libertaire, elle n'a plus rien de raisonnable, ni d'amour à donner. La vie lui glisse dessus comme le drapeau français qui manque de l'étrangler d'humiliation. Son humanité s'est envolée avec la venue du monde nouveau. L'anarchisme visuel et scénaristique bat toujours en plein mais hors du cadre miraculeux que les cinq premiers albums avaient dressé en cinq années d'enthousiasme contagieux.

 Léon et les livres

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