De la France de Lucien (1964 - 1967)
A peine surgie sur le marché du 45 tours en 1963 avec Ne sois pas si bête, la jolie
frimousse de France Gall, même pas majeure puisque née en 1947, émoustille le faussaire de génie de la profession,
Serge Gainsbourg (1928 - 1991). A une époque où la reprise de standard américain vaut pour création artistique, papa
Gall souhaite plutôt habiller sa fillette de velours français et choisit pour tailleur l'avant-gardiste rive gauche en manque de reconnaissance. C'est le début d'une
collaboration généreuse où vont patiemment se former neuf perles sixties de la chanson française, toutes goûteuses dragées au gingembre enrobées de pop yéyé.
...apprentissage mutuel de la candide blondinette et de l'homme à tête de chou...
En cette société figée qui se fissure sous les coups de boutoir des baby-boomers attendant avec quelque impatience Mai 68,
l'auteur-compositeur livre donc à l'adolescente de seize ans N'écoute pas les idoles (1964) où il dompte sa voix de fausset dans les envolées
énergiques du refrain comme dans la confession basse des couplets. Gainsbourg s'amuse d'emblée en modelant une chanson sauce yéyé tout en y fustigeant en un texte limpide la pauvreté et les
faux-semblants du genre. Il joue déjà de l'interdit avec la femme-enfant (je sais bien ce que je risque seule avec toi). Laisse tomber les
filles (1964), le bijou suivant, enfonce le clou. C'est une vraie réussite formelle au service d'un discours d'injonctions : la rythmique en boucles n'a pas pris une
ride si bien que Quentin Tarentino lui donnera une place royale en conclusion morale de Boulevard de la mort
(2007). Attendue depuis des millénaires, la chanson fonctionne comme un accomplissement mérité de la vengeance des femmes sur les hommes (tu n'auras personne pour te
consoler, tu ne l'auras pas volé !). Gainsbourg excelle au double emploi de la voix de France, jetée en avant pour les conseils virulents assenés au briseur de coeur et même mots répétés en
écho grave comme si la gamine essayait de justifier le bien-fondé de sa diatribe en se remémorant mentalement sa souffrance (oui, j'ai pleuré mais ce jour-là, non, je ne pleurerai pas !
non, je ne pleurerai pas). Une bluette de collégiens passée au vitriol de la passion !
...l'état de grâce...
Arrive cette autre merveille,
ma préférée, qui assure à Gainsbourg la richesse et à la chanteuse la gloire européenne et même au Japon. Poupée de cire, poupée de son
(1965) a tout d'une grande et c'est évidemment une chanson (d'envie) d'amour. La musique énergique débute aigrelette puis s'élance dans les airs. C'est une robe de luxe que vêt
France Gall : bille en tête, elle insulte les filles de sa génération (autour de moi, j'entends rire les poupées de chiffon, celles qui dansent sur mes chansons), dresse un constat plat
de l'existence (mes disques sont un miroir) pour finalement admettre sa frustration (seule parfois je soupire, je me dis à quoi bon chanter ainsi l'amour sans raison, sans rien
connaître des garçons). Le mentor fait décidément de sa disciple à la fraîcheur sans rivale un support actif à sa créativité. Attends ou va-t-en
(1965) me sied moins avec sa sinistre atmosphère imbibée d'harmonica. Mais la chanson est intéressante à deux titres : la dernière syllabe appuyée de France Gall dans les
couplets et le thème grinçant, me semble-t-il, du suicide en temps de guerre (à peine sorti de la nuit et tu parles sans rire de mourir). Mon coup de coeur va plutôt
à Nous ne sommes pas des anges (1965). Alors, là, j'aime tout ! Comme dans Poupée de cire, le lyrisme de la mélodie, porté par
l'alliance du sérieux classique et du
rythme cher aux Anglo-saxons, évoque un peu, même dans le titre !, l'univers des musiques de film à la Sergio Leone. Encore l'emploi dual de la voix
: enlevée pour énoncer les vérités générales et posée pour l'aveu. Enfin, aborder l'ambiguïte de l'identité sexuelle, c'est le retour bienvenu à la légèreté et l'humour (laissez-les
là haut au ciel les anges, la Terre n'est pas le paradis). Un joyau donc. Avec Baby Pop (1966), Gainsbourg s'aventure au plus près de la
matière brute de la musique pop. L'effet produit est un peu indigeste à mon goût. Le message est obscur mais au diapason de l'époque : la jeunesse a beau se dépenser au jour le
jour, les menaces sociétale (tu ne peux ignorer, Baby Pop, les dangers que représentent les libertés) ou même internationale sont là (guerre du Viêt Nam ?). La production et
l'arrangement des tubes sont irréprochables.
...la roche tarpéienne proche du Capitole...
Les sucettes (1966) constituent une apothéose dans la collaboration Gall / Gainsbourg. Tous les ingrédients inventés, testés, exploités y
sont présents : une mélodie classique et douce qui contraste avec la voix acidulée et les jeux de mots ambigus. Les paroles qui décrivent une anodine saynète glissent de la perversité dans
la bouche de la
chanteuse toujours mineure de dix-neuf ans. On est en pleine transgression mais on entre surtout dans la modernité. Rien ne dénature la beauté du refrain qui a la couleur des jours
heureux et la vie y coule enjouée et apaisée comme le sucre d'orge dans la gorge d'Annie. Après ce mini-scandale, rien ne sera plus pareil. C'est au travers de leur répertoire
commun que France Gall a accompli sa mue vocale en se libérant des abonnements aux chansons naïves et inconséquentes. Tranfigurée assurément, a-t-elle vraiment été trahie par Gainsbourg ?
Teenie Weenie Boppie (1967) est l'opus qui suit, agressif, mélange de pop et de voix stridente sur arrière-fond de LSD. Revenant au message
de Nécoute pas les idoles avec plus de subversion et moins de subtilité, la charge de la cavalerie est aussi lourde que dans Baby Pop. Nefertiti (1967) est une
curiosité que j'ai découverte avec amusement. Structure arabisante plutôt inattendue, glorification improbable de la reine égyptienne à la beauté immortelle, la chanson est plaisante car
France Gall use agréablement du grave et du presque aérien (sois pas inquiète, belle momie, tes bandelettes garderont leur parfum subtil jusqu'à l'an 2000). Nos partenaires
prennent des distances avec leur temps et les thèmes élégamment sulfureux qu'ils ont tous deux portés au sommet. Prennent leur distance tout court. Après 3 longues années.
France Gall est un mystère fascinant, une muse du show-business. Ses ruptures inspirent Comme d'habitude à
Claude François et Souffrir par toi n'est pas souffrir à Julien Clerc ! Elle se serait figée comme la Lolita des
années 60 (un peu comme Vanessa Paradis dans les années 80, elle même prise en main par Gainsbourg dans l'épisode Tandem) si elle n'avait pas
su inspirer à Michel Berger (1947 - 1992) l'amour marital et les chansons qui ont épousé leur époque. Quant à
Gainsbourg, il poursuit dans la voie du Pygmalion à succès avec Anna Karina, Brigitte
Bardot, Jane Birkin et compagnie. Il sait désormais qu'il a l'or de la provocation dans les mains. Un jour surement, s'il surmonte ses inhibitions, il
deviendra interprète à part entière.